Colloque "Classement, déclassement, reclassement" - Université de Limoges (CERHILIM) -28 au 30 novembre 2006 - Résumé

Publié le par HMulton

Hilaire Multon (Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon III-RESEA/LARHRA)

Les sanctuaires du diocèse de Belley (département de l'Ain) de la Restauration aux lois laïques. Entre invention prescrite d'une hiérarchie, déclassement des antiques Madones du terroir et reclassement des pratiques dévotionnelles.

Les destructions et la vandalisme révolutionnaire ayant entraîné de profonds bouleversements dans les pratiques et la géographie des lieux de culte, la période qui s'ouvre avec les missions de la Restauration se caractérise par une activité de reconstruction et par une mise en ordre des flux pèlerins. C'est le sens de l'enquête sollicitée par Mgr Devie, évêque de Belley, en 1823-1824. Cette dernière permet d'établir un état des lieux des lieux de pèlerinage et des lieux sacrés dans un diocèse caractérisée par la très forte hétérogénéité des terroirs, entre un pays d'étangs, les Dombes, largement détaché, et un pays de moyenne montagne, du pays de Gex au Bugey marqué par un taux de pratique plus élevé, si l'on se reporte aux matériaux Boulard.
L'enquête du vicaire général Chamoton, effectuée vers 1925, permet à un siècle d'intervalle de juger de l'évolution de la cartographie des sanctuaires. Elle recense, grâce à des informations transmises par les desservants de paroisses, les lieux de culte et de pèlerinage locaux, avec leurs spécialités, notamment en matière de guérison ou de patronage.
Ces deux sources, qui participent toutes deux d'un discours clérical distinct de la croyance intériorisée et vécue, permettent toutefois de montrer les tendances lourdes en matière de géographie sacrée dans un diocèse de "chrétienté", dont Philippe Boutry a étudié les aspects religieux dans la monographie qu'il lui a consacré[1].
Les deux cartes permettent de montrer que l'aire de rayonnement des pèlerinages locaux s'est réduite, alors même que les moyens de communication se sont multipliés – on pense bien entendu au chemin de fer, instrument privilégié des nouvelles formes prises par la culture pèlerine dans le dernier tiers du XIXe siècle[2]. Durant ce long XIXe siècle, on assiste à une baisse générale du nombre de pèlerinages et au processus de déclassement d'anciens lieux sacrés (sources, fontaines, croix, rochers, cavités). L'Assomptionniste Jean-Emmanuel Drochon en recense encore 345 dans la somme qu'il consacre aux pèlerinages mariaux, soulignant le rôle de conservatoire joué par certains terroirs, à l'image des Dombes, pays d'étangs et de joncs marqué par la prégnance des superstitions anciennes. Conscient du rôle culturel de ces lieux sacrés, Mgr Devie (évêque de 1823 à 1852) réactive un certain nombre de ces lieux sacrés dont l'activité était en sommeil afin de répondre à une dynamique sacrale profondément ancrée. C'est ainsi qu'il redonne force et attractivité à plusieurs sanctuaires à répit, lieux où étaient portés les enfants morts-nés afin de leur redonner vie : Notre-Dame de Nièvre (paroisse de Vaux en Bugey) ; Notre-Dame du Pont à Seyssel et surtout Notre-Dame de Beaumont au cœur des Dombes. Il y envoie l'abbé Jean-Marie Vianney, curé d'Ars, célébrer la messe du Saint-Esprit en septembre 1843, peu après que ce dernier a fui sa paroisse d'Ars, pour se ressourcer dans son village natal de Dardilly.

Mais plus que vers la  recharge de sacralités héritées du passé, les choix ecclésiastiques se portent vers une simplification volontariste de la géographie des sanctuaires, avec un primat accordé au culte marial. A la lecture du Messager du dimanche – semaine religieuse du diocèse – il apparaît clairement que neuf sites sont valorisés et promus auprès des fidèles, avec le souci d'irriguer l'ensemble des terroirs et des pays d'un vaste diocèse. Ce souci d'aménagement du territoire religieux coïncide avec une politique de restauration des chapelles et oratoires sous le Second Empire.
Cette nouvelle grammaire des pèlerinages s'appuie également sur  l'attractivité d'horizons plus lointains (La Salette dans les Alpes, Lourdes dans les Pyrénées). Elle se manifeste localement par l'invention de nouveaux lieux de culte, véritables "sanctuaires-satellites" qui accentuent un mouvement de déracinement de la piété mariale à partir de la seconde moitié du XIXe siècle[3]. L'opposition du curé d'Ars à l'effectivité des apparitions de La Salette (1846, diocèse de Grenoble) retarde l'essor de cette dévotion jusqu'à l'automne 1858. Mais à partir des années 1860, les "groupes de La Salette" – qui figurent les deux jeunes voyants Mélanie Calvat et Maximin Giraud – se multiplient dans le diocèse.  Le succès de Notre-Dame de Lourdes est plus lent mais s'affirme au cours des années 1870, avec l'érection de plusieurs statues, souvent à l'initiative de clercs ou de pieux laïcs, tel Charles Harent, candidat conservateur à la députation à Chevry, dans le pays de Gex[4]. Ces nouveaux territoires du sacré sont liés à la grande vague d'apparitions mariales et montrent que le diocèse s'ouvre aux horizons spirituels de la France catholique. A la logique horizontale de la "républicanisation"  répond pour ainsi dire une sub-culture catholique élargie aux dimensions d'un pays que bien des prédicateurs considèrent comme perdu pour la Foi, aux mains des ennemis de la Religion.
Un culte vertical et unificateur tel que l'Immaculée Conception joue un grand rôle dans les reclassements qui s'opèrent au profit de certains sites. La proclamation du dogme par la bulle Ineffabilis Deus du 8 décembre 1854 ouvre la voie à de nouvelles dévotions, qui dépassent la simple restauration. Mgr Chalandon (1852-1857) engage chaque paroisse à élever une statue de l'Immaculée, selon le modèle du sculpteur lyonnais Fabisch : Marie ceinte d'une couronne, ouvrant les bras. Cette signature visuelle, prescrite par l'autorité ecclésiastique, contribue à l'invention d'une nouvelle hiérarchie du territoire marial. Plus de 200 paroisses répondent en effet à l'appel : les constructions se multiplient sur les pignons des églises, sur les places des villages et jusque dans les hameaux et lieux-dits. Cette "statuomanie", si caractéristique des hommes du XIXe siècle[5], se traduit par une omniprésence monumentale et par une transformation de la culture sensible des croyants : elle porte un coup terrible aux anciennes dévotions locales. Certes, le culte rendu à Marie Immaculée ne déclasse pas complètement les antiques Madones du terroir, mais elle contribue à les éclipser par le prestige accordée à la modernité. Par le biais de cette stratégie dévotionnelle, qui est aussi une hiérarchie prescrite, le culte marial échappe aux dimensions restreintes et communautaires du village.



[1] Philippe Boutry, Prêtres et paroisses au pays du curé d'Ars, Paris, Cerf, 1984, 706 p.

[2] Le numéro du 12 juillet 1873 du Pèlerin, organe du Conseil national des pèlerinages, affirme qu'il faut prendre possession des chemins rapides du plaisir et du négoce". Le 27 octobre 1872, l'évêque de Nancy vient bénir le train qui dessert la colline de Sion-Vaudémont, l'une des buttes les plus célèbres de la Lorraine. Sur ce point : Philippe Martin, Les chemins du sacré. Paroisses, processions, pèlerinages en Lorraine du XVIe au XIXe siècle, Metz, éditions Serpenoise, 1995, p. 236-237.

[3] Sur cette question des sanctuaires satellites, éloignés de l'épicentre de l'apparition de La Salette, on peut observer  deux espaces différents et éloignés : Georges Provost, Michel Lagrée, "La Salette en Bretagne", dans François Angelier, Claude Langlois (éd.), La Salette. Apocalyse, pèlerinage, littérature (1846-1996), Grenoble, J. Millon, 2000, p. 155-169 ; Claude Prudhomme, "La Salette au-delà des mers : entre reproduction et inculturation", dans François Angelier, Claude Langlois (éd.), op. cit., p. 171-181.

[4] En Lorraine, dans le village de Bruley, l'abbé Migot entreprend en 1884 la construction d'une grotte surnommée "le petit Lourdes lorrain", laquelle se substitue par glissement à d'autres pèlerinages proches : celui à Notre-Dame de Consolation à Luce, qui naît en 1607 avant de décliner au XVIIIe siècle ; celui dont sont l'objet les reliques de Saint-Pierre Fourier dans le village voisin de Lagney à partir de 1749. Sur cet exemple de transfert de la demande de sacré entre plusieurs bourgs voisins, on peut consulter Philippe Martin, op. cit., p. 239.

[5] Maurice Agulhon, "La statuomanie et l'histoire", Ethnologie française, VIII (1978), 2-3, p. 145-172. Sur les statues de la Vierge : Claude Langlois, "Mariophanies sculpturales et modèle provençal sous le Second Empire", Mélanges Vovelle. Sociétés, mentalités, cultures, France (XVe –Xxe siècles), Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1997, p. 297-315.

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